Recensioni / Le peintre et le philosophe

A l'occasion de la publication en italien du volume d'Alexandre Kojeve Kandusky nous presentons un texts inedit que notre correspondent en Italie a retrouvé dans les archives de Koyève.


Il y a tres peu de gens dont l'esprit est proche de ce que je fats et il m'est tres agrsable de to compter parmi Ieux.» Le grand peintre Wassily Kandinsky rspondait ainsi aux observations sur sa peinture que lui avait adressses son neveu Alexandre Kojeve dans une lettre du 3 fevrier 1929. Kojeve, qui n'stait encore personne d'autre qu'Alexandre Kojevnikoff : un jeune emigre ruse qui s'etait stabilise a la peripherie de Paris depuis deux ans, apres avoir fait ses etudes en Allemagne, a Heidelberg et a Berlin.
Nous ne savons pas grand chose sur les vicissitudes biogra­phiques du jeune Kojeve, du contexts dans lequel s'inscri­vent son rapport a Kandinsky et l'interet qu'il portait a sa peinture. Alexandre Kojevnikov - nom de bapteme du phi­losophe, qui deviendra Alexander Koschewnikoff pendant ses etudes en Allemagne de 1920 a 1926, puts Alexandre Ko­jevnikoff une fois stabli a Paris et seulement Alexandre Ko­jeve, nom qu'il prit en janvier 1937 au moment de sa natu­ralisation française - est ns a Moscou le 28 avril 1902, selon lancien calendrier ruse, le 11 mat selon le calendrier grs­gorien occidental, dans une famine appartenant a la riche bourgeoisie industrielle et bancaire. L'aisance economique et l'appurtenance socials de sa famine permettront au jeune d'achever une education large et stimulants ; une formation dune belle ampleur, assurse dans la frsquentation familiere des classes cultivees et cosmopolites de la haute socists mos­covite - les salons du quartier Arbat ou vivaient les Kojev­nikov, au couur du vieux Moscou. L'sducation du jeune Alexandre fut par consequent attentive et privilsgise, parta­gee entre les cours qu'il prenait au lycse renomms Medved­nikov de Moscou et les leçons particulieres devolues surtout aux langues (latin, allemand, français et anglais), en pers­pective d'studes universitaires a emir dans quelque presti­gieuse faculty europeenne, frsquentee seulement par les jeunes issus d'un milieu riche et cultivs. Et les rssultats du jeune Kojevnikov ont etc particulierement bony : adolescent, il demontra une intelligence precoce, vies et curieuse, irri­guse de ferveur spirituelle et d'esthstisme, a teT point que, comme s'y refere Kandinsky dans une lettre, il fut sig::ifica­tivement surnomms : «Ce n'est pas pour rien que ton pens t' appelait Gogol.» Il est probable qu'a ce moment pretty soit arrives sa premiere occasion d'etre confronts a fart. Il n'stait en effet pas rare, dans le Moscou du debut du steels, de tomber sun des collections privses dune grande valeur que I'on ouvrait aux famines de la grande bourgeoisie culti­vse. Comme dans le cas de la collection Serguej Stschukin, un riche homme d'affaires qui avait amass une collection extraordinaire de travaux artistiques franpais, de la fin de l'impressionnisme au cubisme, la tenant ouverte aux visites publiques dans son muses pries. II avait acquis des Picasso quand celui-ci stmt encore inconnu, posssdait des Gauguin, Braque, Derain, avait commands a Matisse des carreaux pour dscorer son palms, comme dans ses fameux ]e Balletet la Musigue. La meme chose pouvait se voir chez un autre mecene moscovite, Ivan Morosov, qui, en outre, posssdait parmi les peintres francais beaucoup de Van Gogh. Comme l'a ecru Nina Kandinsky, femme du peintre, « faisant de leur galerie privee un point de passage oblige pour qui voulait connaitre fart fran~ais contemporain, Stschukin et Moro­sov envoyaient le signal du dechainement de la revolution artistique en Russie ». II nest done pas hasardeux de penser que Kojeve a acquis rapidement une connaissance discrete de fart contemporain, laquelle a fait grandir dans le jeune homme un interet pour fart en general, qu'il maintiendra vivant touts sa vie.
Malgre cet interet, Kojeve n'a pas ecru sur le theme de l'esthetique, exception faire du travail de son oncle Kan­dinsky. Dens les lettres que le neveu a envoyees a son oncle dans le cours des annees trente, le jeune philosophe demontre la pertinence de son jugement. Kandinsky appreciait la sen­sibilits artistique et l'avis de Kojeve, un avis qui parfois ne lssinait pas dans la critique et l'observation severe. Ce que son oncle considerait comme l'unique appreciation sincere qu'il cut a lire sur son travail et qu'il prenait tres au ssrieux, comme le prouvent ses reponses aux lettres qui contenaient des observations et des critiques : «Ton jugement est, dans la plupart des cas, juste.» Ou encore : «Ta "critique" de mes aquarelles m'a beaucoup intsresse, to as une perception tres fine, ce qui n'arrive pas souvent aux gens douss "dune tete bien faire", c'est pourquoi je l'apprscie particulierement. Tu to distingues des gens "sans tete" et surtout sans sensibilite par ceci : ces gens ne voient aucune vie et meme pas de "sens artistique" dans mes oeuvres "austeres", tenths que tot to leur reserves une place due a mon "parse" (d'apres tot). Ecris­moi et dis-mot toujours en touts franchise ce que to penses de mon travail.» Kandinsky se refere dans teas lettre a une serie d'aquarelles qu'il avait expediees a son neveu, pour que celui-ci puisse les porter a une galerie parisienne. Au debut des annees trente, en effet, Kojeve s'occupa de diverses com­missions: Kandinsky, depuis l'Allemagne, adressait ses tra­vaux a son neveu pence que celui-ci pouvait les gander en vue d'expositions ou les acheminer aux galeries de Paris et qu'il stmt dspositaire du courrier.illicite que son oncle voulait re­partir sun ses comptes caches en Suisse. Kandinsky, de son tote, a remercis son neveu en le remboursant de ses frets et en finan; sant, a diverses reprises, ses vacances d'sts. Mats aussi en lui offrant de ses travaux: au debut de sa vingtaine, Kojeve possedait deux aquarelles, un dessin a l'encre de Chine de son oncle, et une autre aquarelle qui lui fut donnee durant leur rencontre a Berlin, probablement en 1924 ou en 1925. En sus, Kandinsky avait point ii Monaco, entre 1910 et 1912, une aquarelle en l'honneur de son neveu, l'Aquarell fur Kojeve, qu'il lui donna dans ces annees-la.
Leurs rapports, dsja intense, se sont encore resserres a par­tir de janvier 1934, quand Kandinsky et sa femme Nina s'eta­blirent a Neuilly-sur-Seine, a la peripherie de Paris. Des ce moment, evidemment, ils se telephonerent, se frequenterent et leur correspondence devint rare - sauf les canes postales de vacances et les demandes de 1'oncle pour acquerir des tubes de couleur en Allemagne, ou Kojeve se rendait souvent pour visiter ses amts. C'est durant teas periods, alors qu'ils se trouvaient, apres toutes ces annees, a vivre en voisins, que Kandinsky demandera a son neveu de rediger un texts ana­lytique sun ses travaux-probablement avec ('intention de le faire publier dans les Cahiers d'art, diriges par Christian Zervos, ou au rein de la revue XXe Siecle, fondee deux annees plus lard par Gualtieri di San Lazzaro avec les encourage­ments du meme Kandinsky. L'oncle confiait a son neveu qu'il lui avail fait quelques annees plus tot la demonstration dune comprehension et dune capacite d'analyse superieures a la plupart des critiques de metier.ll en resulta l'essai lumineux intitule les Peintures concretes de Kandinsky, ecru en 1936 et reste longtemps inedit - Kojeve le publiera sons une forme allegee seulement trente annees plus lard (avec pour titre Pourquoi concret, in XXe Siecle, n° 27, decembre 1966), dans laquelle l'original nest indique qu'en annotation: «Les pages qui souvent resument un article, reste manuscrit, que j'ai redige en 1936 sur la demande de Kandinsky, a la suite de plusieurs conversations que j'aie ewes avec lui sur son art. Mon oncle a lu le manuscrit et l'a annote de sa main. Nous en aeons discute a plusieurs reprises et Kandinsky s'est de­clare d'accord avec I'essentiel du contenu.»
Kandinsky ne verra jamais publier les pages de son neveu. Il les avail appreciees plus que tout autre, puisqu'au fond elles exprimaient clairement le projet dans lequel le peintre s'ins­crivait alors, presentant son art comme « absolument concret », en rupture avec les travaux des annees dix, investi dune puissance visionnaire et generateur d'un nouvel art. Dans son texte, Kojeve ne s'arrete pas seulement aux consi­derations historiques et sociologiques. II porte un regard pu­rement conceptuel sur le probleme de la peinture non figura­tive et, en lisant ses pages, on a la sensation qu'il bent surtout ru developpement d'un raisonnement sans defaut logique­et porte a ses extremes consequences. Il suffit de penser au passage dans lequel il soutient ne pas connaitre d'autres peintres « concrets » en dehors de Kandinsky, et ajoute que, Somme toute, il n'y a pas besoin que d'autres le soient. Ici, Kojeve pane de Kandinsky, de sa peinture concrete, de com­ment et pourquoi celle-c se distingue fondamentalement de toutes les autres formes de peinture ; mais cet ecru sur l'art devient lui-meme, par metamorphose, une oeuvre d'art concrete, un texte « beau en soi ». Kandinsky s'est send sou­tenu par le poids du raisonnement de Kojeve. A tel point que; en 1938, il publia dans la revue XXe Siecle un long article in­titule « Konkrete Kunst » et, dans la meme annee, son essai Abstrakt oderkonkret ?dans un catalogue du Stedelijit Mu­seum d'Amsterdam, qu'il concluait ainsi : « Donc, je prefere, personnellement, appeler le pretendu art abstrait art concret. »
Kandinsky est mort a Neuilly le 13 decembre 1944. Kojeve se trouvait en zone libre, dans le sud de la France, a Marsi­glia, et plus lard dans la region du Lot, ou il prit part a la Re­sistance avec Leon Poliakov et en contact avec le groupe Combat de Jean Cassou. Nous ne savons pas quand il apprit la mort de son oncle. Ce que nous savons, c'est qu'en juillet 1946 il ecrivit le texte bref la Personnalite de Kandinsky de­puis laisse dans un tiroir et que nous presentons ici pour la premiere foil. Une contribution posthume, un precieux te­moignage qui revele, en contre-jour,l'ebauche dune reflexion sur le rapport entre l'art et la vie.
Marco Filoni
Traduit de l'italien par Jeronre-Alexandre Nielsberg­


La personnalite de Kandinsky

Par Alexandre Kojeve. Vanves, le 21 juillet 1946.


Ce qui frappait le plus, en Kandinsky, tous ceux qui f ont connu intimement, c'est l'etonnante harmonie de sa vie tout entiere, ainsi que de la personnalite meme que cette vie exprimait. Vie sans conflits, sans hearts, sans bouleversements intimes ou exte­rieurs. Personnalite sans angles aigus, sans dis­symetries apparentes ni reelles. Vie artistique et privee qui decoulait naturellement, dans son ensemble et jusqu'aux moindres details, dune personnalite achevee en elle-meme. Personna­lite qui a su s'exprimer entierement par la vie et dans les ~uvres d'art, sans que cette expres­sion fait defiguree en quoi que ce soit.
Quoi qu'on ait dit de l'opposition entre classicisme et romantisme, elle reste toujours valable et c'est a elle qu'il faut generalement avoir recours, si l'on veut s'exprimer brieve­ment. Ainsi, lorsqu'en comparant la vie de Kandinsky aux grandes existences roman­tiques on serait tente de la trouver « fade » ou banale », on ne pourrait rectifier ce jugement qu'en constatant que cette vie a ete essentielle­ment classique: c'est-a-dire lucide et sereine, et etonnamment equilibree.
Comme dans tout classicisme veritable, l'equilibre de la vie n'a pas ete realise par Kan­dinsky aux depens de la « puissance » ou de la tension ». Et l'harmonie de sa personnalite n'a pas ete achetee au prix dune simplification qui aurait ete un appauvrissement. Au contraire, c'est precisement l'extreme richesse de cette personnalite qui determine son har­monie interne et manifeste. L'equilibre n'etait la que parce que chaque point etait balance par son contrepoint. Les sentiments - famili~ux, sociaux, politiques - pouvaient donc etre pro­fonds et forts: ils ne bouleversaient rien, car ils etaient en harmonie entre eux et avec l'en­semble. La raison pouvait donc rester lucide et sereine en contemplant l'equilibre harmonieux dune vie elle-meme passionnee et tendue.
L'homme qui, a trente ans, a pu abandon­ner une brillante carriere de savant et de juriste pour se consacrer entierement a la peinture, n'ignorait certes pas la « passion ». Mais puisque le besoin de f art et la recherche scien­tifique ne faisaient qu'exprimer deux aspects complementairesdune personnalite une en elle-meme, cette transposition radicale de l'existence n'a pas provoque de conflit. Et c'est encore sans bouleversements ni conflits que Kandinsky a pu vivre et travailler dans des cli­mats politiques differents et dans des am­biances culturelles tres diverses. Multiforme en lui-meme, il integrait facilement tout ce qui etait vrai, beau et bien. Seal le mal, sons toutes ses formes, etait pour lui absolument inaccep­table. C'est ainsi qu'il a pu peindre et enseigner daps 1'Allemagne de Weimar, mais tout ce qu'il a voulu accepter du gouvernement hitle­rien fat un visa de sortie...
C'est peat-etre en contemplant l'oeuvre pic­turale de Kandinsky qu'on le comprend le mieux en tant qu'homme. Certes, sa peinture nest rien moins qu' « expressionniste », et ce nest pas pour « s'exprimer » qu'il prenait le pinceau. Ses tableaux et dessins avaient pour but de reveler les aspects objectifs de l'etre, in­exprimables autrement que par les formes et les couleurs. Mais, par son art, il voyait et mon­trait dans le reel ce qu'il realisait lui-meme dans sa propre existence, en exprimant par elle sa personnalite : calme, equilibree et sereine, dune richesse contrapunctique et harmo­nieuse, qui reste concrete dans son universahte.