Recensioni / Entretien avec Jean Talon, à propos de son ouvrage Explorateurs, touristes et autres sauvages

Vous racontez dans ce livre - à travers 16 destins d`explorateurs, d`ethnologues, touristes et sauvages, du XVI au XXe siècle - les rapports complexes entre peuples civilisés et primitifs. Le tout dans une langue simple et une narration très accessible : quel était votre objectif en entamant l`écriture de celui-ci, et à qui le destiniez-vous ?
Raconter des rencontres entre civilisés et prétendus sauvages : la stupeur du premier contact, l’aventure, l’émerveillement face à la diversité des mœurs. Tout au long d’une histoire tragique, mais aussi disséminée d’amusants malentendus réciproques, dignes du théâtre de l’absurde, parfois carrément comiques. Histoire d’une fascination, avec la figure du sauvage qui pendant des siècles a nourri les utopies, les imaginations et la pensée de l’Occident. Et les nombreux personnages de ces histoires aspirent à se confondre avec les sauvages, à devenir sauvages eux-mêmes.
C’est un livre destiné à tout le monde, même si la simplicité de la langue procède davantage d’un idéal d’écriture que d’un dessein de vulgarisation. Mais le plaisir de faire connaître des histoires de personnages peu connus, ou des épisodes mineurs sur des célébrités (comme Darwin), m’a accompagné tout au long du livre.

Vous écrivez : « Comment fait-on pour voir les choses avec d`autres yeux ? » La qualité du regard qu`on porte sur l`autre (qu`il soit sauvage ou civilisé) semble en effet la question centrale de ce livre. Et en lisant les dernières pages, on n`a pas vraiment l`impression que l`humanité ait tant progressé sur cette question durant ces derniers siècles...
Voir les choses avec d’autres yeux, et même, voir les choses avec les yeux de l’autre, nous conduit à nous interroger sur ce que nous tenons d’ordinaire pour acquis, car nous y sommes plongés jusqu’au cou. Cela veut dire aussi découvrir ce que l’habitude rend opaque. Et en définitive, avoir un rapport au monde moins apathique. C’est le fruit le plus précieux du regard ethnologique, né au cours de ces siècles de voyages et de découvertes. Le contact avec la diversité humaine la plus radicale modifie en retour la perception de nos propres habitudes. Un roman comme Les Voyages de Gulliver n’aurait pas existé sans la suggestion des comptes-rendus ethnographiques des voyageurs du passé.
Tout ceci a pour effet de relativiser les différentes coutumes humaines et de tempérer l’ethnocentrisme dont nous sommes affectés, nous comme les autres. Dans plusieurs récits du livre, j’ai fait place, quand je le pouvais, au regard que portent sur nous les sauvages. J’ai depuis toujours un attachement pour ce filon qui nous arrive de Michel de Montaigne en passant par le siècle des Lumières.

Il semblerait que le contact avec la civilisation fasse irrémédiablement se faner les cultures dites « primitives » (maladie, acculturation...) - vous citez les mots de Claude Lévi-Strauss, « d`indigènes ils se sont transformés en indigents ». Est-ce qu`à un certain moment, cela ne pose justement pas un problème éthique aux ethnologues et autres professionnels de l`étude des peuples ?
Oui, ces cultures sont très fragiles, et se fanent au contact de la civilisation, un peu comme des fleurs de serre exposées en plein air. D’ailleurs, l’urgence d’étudier et documenter les cultures de ces populations voit le jour précisément alors qu’elles sont sur le point de disparaître de la surface de la terre. Lévi-Strauss lui-même donne une splendide définition de l’ethnologie comme « science du remords », symptôme d’un sentiment de culpabilité de l’Occident. On se hâte de recueillir ce qui reste de cultures et de populations que l’on a contribué à anéantir.
Il faut dire qu’en réalité les ethnologues protégeaient souvent ces populations des vexations colonialistes, et s’opposaient à l’acculturation forcée, pouvant causer la perte de leurs propres traditions, de leurs langues, etc. Si bien qu’au XXe siècle, pendant la phase postcoloniale, cette position, pour ainsi dire « conservatrice », leur a valu l’accusation de vouloir freiner leur émancipation. Bref, tout un écheveau de contradictions. Avec le paradoxe d’une discipline qui altère son propre objet d’étude, dès lors qu’on la pratique par le biais de l’observation participante.

Il semblerait que le contact avec la civilisation fasse irrémédiablement se faner les cultures dites « primitives » (maladie, acculturation...) - vous citez les mots de Claude Lévi-Strauss, « d`indigènes ils se sont transformés en indigents ». Est-ce qu`à un certain moment, cela ne pose justement pas un problème éthique aux ethnologues et autres professionnels de l`étude des peuples ?
Oui, ces cultures sont très fragiles, et se fanent au contact de la civilisation, un peu comme des fleurs de serre exposées en plein air. D’ailleurs, l’urgence d’étudier et documenter les cultures de ces populations voit le jour précisément alors qu’elles sont sur le point de disparaître de la surface de la terre. Lévi-Strauss lui-même donne une splendide définition de l’ethnologie comme « science du remords », symptôme d’un sentiment de culpabilité de l’Occident. On se hâte de recueillir ce qui reste de cultures et de populations que l’on a contribué à anéantir.
Il faut dire qu’en réalité les ethnologues protégeaient souvent ces populations des vexations colonialistes, et s’opposaient à l’acculturation forcée, pouvant causer la perte de leurs propres traditions, de leurs langues, etc. Si bien qu’au XXe siècle, pendant la phase postcoloniale, cette position, pour ainsi dire « conservatrice », leur a valu l’accusation de vouloir freiner leur émancipation. Bref, tout un écheveau de contradictions. Avec le paradoxe d’une discipline qui altère son propre objet d’étude, dès lors qu’on la pratique par le biais de l’observation participante.

Est-ce qu`on peut voir le tourisme d`aujourd`hui comme une continuation de ce regard en quête d`exotisme, même là où il n`existe pas forcément ? N`a-t-il pas parfois un effet encore plus délétère que ces « premiers contacts » avec les explorateurs et ethnologues que vous décrivez ?
Oui, bien sûr, on pourrait dire que c’est la dernière étape de cette histoire. Le tourisme globalisé est un fait marquant de notre époque. Dont nous n’avons peut-être pas encore mesuré les conséquences. Mais ce tourisme particulier, lié à la fascination exotique pour le sauvage, a des racines anciennes. Au XVIe siècle déjà on organisait des foires dans lesquelles, à côté des animaux et des plantes exotiques, étaient exhibés les sauvages. Et ce type de spectacularisation se poursuivra avec les zoos humains créés à l’époque coloniale, avec la diversité physique et culturelle des populations colonisées qui devient un grand spectacle au bénéfice des Occidentaux.
Un effet du tourisme est de tout rendre faux. Mais l’« authentique » est également un mythe, dont sont victimes les touristes à la recherche des derniers « sauvages authentiques » du dernier récit. Le fait qu’il y ait des touristes demandeurs de « sauvages authentiques » suscite une absurde comédie, où les sauvages jouent leur propre rôle contre rétribution. Comédie qui n’est pas sans rappeler ce qui se passait entre les ethnologues et leurs objets d’étude. Car même aux ethnologues, les sauvages racontaient parfois ce qu’ils voulaient entendre ; pourquoi pas en échange d’un paquet de tabac. Je crois pourtant que les ethnologues n’ont jamais été aussi envahissants et dévastateurs que les touristes.

Fin 2018, un touriste américain a été abattu en tentant d`entrer en contact avec la tribu autochtone de l`île des Sentinelles, située entre l`Inde et la Birmanie, tribu qui s`attaque à quiconque s`approche de son île. Le désir d`autarcie est-il devenu aujourd`hui incompréhensible ? Que peut chercher selon vous un « aventurier amateur » en s`approchant d`un peuple comme celui-ci ?
D’après ce que j’ai compris, cet homme était un touriste à vocation de missionnaire, c’est-à-dire qu’il voulait convertir les habitants de l’île. Lesquels refusent simplement tout contact, entre autres, par peur d’attraper des maladies qui pourraient leur être fatales. C’est pour cette raison que le gouvernement local a interdit l’accès de l’île aux touristes. Survival, l’association internationale qui s’occupe de les protéger, estime qu’il y a plus de 200 groupes humains aujourd’hui dans le monde qui fuient tout contact avec les Occidentaux. Le monde occidental supporte mal l’autarcie, même quand elle est revendiquée par certains de ses propres membres. Gilles Clément a écrit sur ce sujet un très beau livre autobiographique intitulé Le Salon des berces. En général, l’Occident pense que tout le monde désire vivre selon son modèle, et comme je l’écris dans le livre, n’arrive pas à digérer qu’il existe des sociétés qui n’en veulent rien savoir.

Quel est le livre qui vous a donné envie d`écrire ?
Je ne dirais pas un livre en particulier ; les livres de Gianni Celati m’ont certainement transmis une énergie par leur ton, en me faisant ressentir la narration comme un processus naturel. Mais le livre qui m’a montré qu’on pouvait faire un usage littéraire des textes ethnographiques est Ailleurs, d’Henri Michaux.

Quel est le livre que vous auriez rêvé écrire ?
Pinocchio, le chef-d’œuvre de la littérature italienne avec La Divine Comédie (qui sont aussi les deux livres italiens traduits dans le plus grand nombre de langues). Tout le monde le connaît, souvent sans l’avoir lu.

Quelle est votre première grande découverte littéraire ?
Enfant, je lisais des romans d’aventures, mais comme beaucoup de gens de ma génération, je lisais surtout des bandes dessinées. Puis, vers 14 ou 15 ans, une remplaçante d’anglais nous a fait lire Les Voyages de Gulliver. Je me souviens l’avoir lu un après-midi, sans réussir à m’en détacher.

Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?
A part ceux de Henri Michaux et de Georges Perec que j’ai traduits, le livre que j’ai lu le plus souvent, et que je continue à relire, est Tristes tropiques, de Claude Lévi-Strauss.

Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
Je n’ai pas honte, c’est beau d’avoir encore des livres à lire. Il y a beaucoup de classiques que je n’ai pas lus, mais ça fait trente ans que je veux lire L’Homme sans qualités de Robert Musil, et puis je ne le fais jamais.

Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?
Eh bien, je profite de la question pour indiquer un filon de la littérature italienne de ces cinquante dernières années, qui n’a peut-être pas en France le succès qu’il mérite : Giorgio Manganelli, Luigi Malerba, Gianni Celati et Ermanno Cavazzoni. Et pour dire que ces derniers temps, il y a selon moi un problème de « passeurs » entre l’Italie et la France.

Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?
Si un livre est devenu un classique, il ne peut avoir été surfait. Ceux qui sont surfaits ne deviennent pas des classiques, à mon avis.

Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?
Un extrait de Michaux, que j’ai toujours trouvé frappant : « Louis XIII, à 8 ans, fait un dessin semblable à celui que fait le fils d’un cannibale néocalédonien. A 8 ans, il a l’âge de l’humanité, il a au moins 250 000 ans. Quelques années après il les a perdus, il n’a plus que 31 ans, il est devenu un individu, il n’est plus qu’un roi de France, impasse dont il ne sortit jamais. »

Et en ce moment que lisez-vous ?
J’ai en ce moment sur ma table de chevet un recueil d’essais de Noam Chomsky sur le mystère de l’origine du langage, Le Royaume, d`Emmanuel Carrère, et The Confidence Man, d`Herman Melville.