La jeunesse n’a pas d’idéal.
— Mais si, dit Gerberoy, qui aimait à plaisanter. Elle en a un.
Elle lit avidement les journaux de courses, rêve de dévorer l’espace à bicyclette, en automobile, en aéroplane, et est fière d’être
française, quand la France peut se glorifier du champion d’Europe des poids moyens! Elle est ignorante et sportive. Elle appelle matches les batailles et records les victoires… Bref, les héros
qui l’éblouissent ne sont pas ceux de 89, de 48, de 51 ou de 71,
mais ceux qui font du 71 ou du 89 à l’heure… Son idéal, c’est
d’aller, en projectile, d’un point à un autre…, pour rien, pour le
plaisir. Le jours où les obus transporteront des voyageurs sera un
bien beau jour pour elle!
Le hasard des publications fait parfois bien les choses
: voilà un
passage qui méritait de figurer dans un numéro ayant pour titre Enjeux
olympiques. Cet extrait, on le trouve dans un roman de la Commune
de Paris (1871 : on reconnaît une révolution manquée à ceci qu’il faut
rappeler sa date) : Philémon. Vieux de la Vieille, publié à la veille de la
Première Guerre mondiale et réédité en novembre dernier par les éditions La Découverte. L’initiative est d’autant plus appréciable que son
auteur, oublié, se fait rare en librairie Lucien Descaves (1861-1949) est un polygraphe libertaire, fervent
dreyfusard, membre fondateur et président de l’Académie Goncourt.
On comprend mieux à la lecture de Philémon, roman dialogué truffé
de chansons populaires et de points de suspension, pourquoi Descaves
a soutenu Voyage au bout de la nuit pour le prix Goncourt en 1932.
Dans ce roman-témoignage, Descaves fait l’histoire de l’épopée
communaliste et de la proscription des partisans de la Commune en
Suisse. Mais d’abord, faut-il dire « communard» ou « communeux »?
À ces qualificatifs tendancieux Descaves préfère «Vieux de la Vieille»,
le surnom des vétérans de la Commune à la Belle Époque. Il se pose
en enquêteur naturaliste, intrigué par ses voisins qu’il surnomme Philémon et Baucis (par allusion au couple de vieillards phrygiens dans
Les Métamorphoses d’Ovide dont la fidélité impressionne Zeus qui les
transforme en arbres à leur mort). Ici, on s’appelle « citoyen» et on rencontre, pêle-mêle, au détour d’une barricade : Gustave Courbet, Jules
Vallès, Claude Perret (architecte qui participa au chantier des serres de
Laeken) et Verlaine qui – le jugement est de Descaves – «fut si peu de
la Commune» (Rimbaud n’est pas évoqué; je précise pour ceux que
taraude la question de sa participation à la Commune).
Après avoir vendu ses œuvres complètes de Proudhon pour acheter
son cercueil, Philémon se suicide et institue Descaves son exécuteur
testamentaire. Coïncidence de taille : Descaves fut aussi l’exécuteur testamentaire de J.-K. Huysmans. On trouve plusieurs allusions à l’auteur
d’À rebours, notamment lorsque Descaves évoque un tambour crevé
reconverti en corbeille à papier, dont Huysmans lui avait fait cadeau :
Il est à présent sous ma table, infirme, inoffensif, ceint de courroies et de cordes, comme une momie de bandelettes. Il prend
ses invalides chez moi. Il a fait plus de bruit qu’il n’en fera désormais. Nourri d’imprimés et d’écritures, il s’éteint dans l’intimité
de ce qu’il a si longtemps exécré. Je venge sur lui des années de
silence troublé.
On a plaisir à retrouver dans cette notation l’antimilitarisme de l’auteur de Sous-Offs (roman qui fit scandale en 1889) et de Ronge-maille
vainqueur (pamphlet interdit en 1917 où Descaves donnera la parole
aux rats des tranchées, seuls vainqueurs de la Grande Guerre).
Très huysmansienne aussi est sa jouissance de la documentation
qu’il appelle «le temps des fiançailles pour l’auteur épris d’un sujet
tout neuf.» Cependant, à la différence de Huysmans, Descaves, en bon
admirateur de Michelet (lequel fournit l’épigraphe du livre), recueille
surtout des documents vivants
: «l’amateur d’imprimés […], le rat
d’archives et de bibliothèques, n’ont jamais les joies qu’on éprouve à
travailler sur le vif, sur la tradition orale, sur la peau humaine […]»,
et plus loin : «Je ne suis plus un carabin, pour travailler sur le cadavre.
Autre chose est une belle opération sur un être vivant… comme vous!»
L’historien Maxime Jourdan signe cette édition critique : il reproduit les notes de bas de page de Descaves, et y ajoute. Quinze pages
de «Repères chronologiques», assez dispensables, suivent le texte. Ils
sont accompagnés d’un «Index des noms propres» dont on reconnaît
davantage la fonction : rencontrer le vœu de Descaves d’«enregistrer»
des noms, de concurrencer l’état civil car, comme l’écrit l’historien :
«Philémon est enfin le livre de la Commune, ou plutôt de son souvenir; de la hantise de son oblitération». Le volume se signale d’ailleurs
par sa taille, comme pour mieux faire exister les proscrits. On croirait
par endroits tenir un annuaire : certaines pages sont des listes de patronymes. Ironie de l’histoire littéraire, le nom de Descaves s’est effacé
comme celui des «hommes obscurs entrés vivants dans l’oubli» qu’il
raconte. La mort est finalement le dernier moyen trouvé par Philémon
pour réaliser l’Internationale et le roman se clôt sur cette ligne : «Par la
cheminée du crématoire, il finissait de s’en aller en fumée, dans l’espace
et dans la lumière, ressusciter à la vie universelle.»
Pour compléter, on renverra le lecteur curieux de la Commune à la
réédition (toujours chez La Découverte) de l’essai de Paul Lidsky, Les
écrivains contre la Commune, ainsi qu’aux pages du Journal des Goncourt chroniquant le siège de Paris, si différentes du reste du Journal
qu’elles mériteraient une édition séparée, laquelle existe dans le domaine italien. À ce propos, signalons encore le bel essai d’un autre Lucien, Luciano Curreri : La Comune di Parigi e l’Europa della Comunità ?
La question qui donne son titre à ce saggio birichino, cet «essai espiègle» (heureuse, la langue où saggio signifie à la fois «essai» et «sage»),
participe sans doute d’un éthos de la modestie traditionnellement
commandé par ce genre; elle n’est pas pour autant rhétorique. L’auteur questionne en effet la Commune en tant que «moment important
de l’histoire de l’Europe des Communautés», ainsi que «manifestation
féconde d’avenir» pour l’Europe dans laquelle, avec l’auteur, nous voudrions croire : une Europe qui cherche de nouveaux moyens per convivere, mot directement hérité du latin qui donne en français convive, et
que je préfère décidément à notre inélégant et factice vivrensemble.
Dans un style sautillant bien fait pour ce genre d’exercice, Curreri
passe en revue le désir de se dire avec la Commune et explore son imaginaire de façon très informée (dix-sept pages de bibliographie serrée),
notamment dans la bande dessinée. La lecture en est accessible même à
des non-italophones dans la mesure où on y trouve de longues citations
en français, l’auteur étant professeur à l’Université de Liège depuis une
quinzaine d’années, ce qui fait qu’on retire de l’ouvrage un puissant
sentiment d’européanité (une note de bas de page précise d’ailleurs que
le titre a failli s’énoncer dans trois langues européennes – La Commune
de Paris like the European Community. Un’utopia ?).
Rendre l’expression comptable du contenu, n’est-ce pas le propre
des écrivains?