Recensioni / Riccardo Donati, Il vampiro, la diva, il clown

Comment trois icônes de la culture cinématographique du xxe siècle ont-elles pu susciter des réflexions critiques et des créations poétiques dans la littérature italienne contemporaine ? C’est à cette question que répond l’essai de Riccardo Donati en se fondant sur des archétypes désormais bien ancrés dans l’imaginaire collectif : le vampire et le dédoublement de la personnalité, le destin tragique de la star sex-symbol, la pantomime acrobatique et universelle du vagabond clownesque. En d’autres termes, le spectre imaginé par Theodor Dreyer dans le film Vampyr, Marilyn Monroe et le Charlot de Chaplin. Il s’agit donc d’un ouvrage appartenant au domaine des études sur l’intermédialité, à savoir le transfert de créatures cinématographiques, fictives ou réelles, appartenant à la culture d’avant-guerre ou de l’après-guerre, vers la réflexion et l’écriture de plusieurs grands poètes italiens de la seconde moitié du xxe siècle.
Riccardo Donati, enseignant-chercheur à l’université de Naples, Federico II, spécialiste reconnu de la littérature italienne du xviiie au xxe siècle et de la poésie italienne contemporaine (Prix Giuseppe Borgia de l’Académie des Lincei en 2013), est déjà l’auteur d’un bel essai consacré au rapport entre la poésie et les arts visuels, Nella palpebra interna. Percorsi novecenteschi tra poesia e arti della visione (2014). Il démontre, dans Il vampiro, la diva, il clown, l’influence durable qu’a exercé le succès du film de Dreyer, la figure de Monroe et le personnage créé par Chaplin en proposant de concentrer son analyse sur le concept d’« émotion médiale » (p. 8), c’est-à-dire le transfert d’une émotion purement suscitée par l’image filmique, et l’“aura” (cf. Walter Benjamin) qui la caractérise, vers l’écriture poétique de création, par le truchement, le plus souvent, d’un effort de décantation réflexive en prose, sous forme de textes de la main des mêmes poètes.
Le premier chapitre se consacre aux « béatitudes ou l’ekphrasis du corps cinématographique ». À partir d’une base théorique solide qui convoque Edgar Morin, Roland Barthes, Tommaso Ottonieri (sur le dialogue intermédial) et tant d’autres, Donati explique comment le cinéma parvient à produire un langage qui servira à nourrir l’inspiration poétique et participera au renouvellement de la poésie italienne contemporaine, aussi bien du point de vue de la construction de la temporalité (le montage des séquences inspire le montage syntaxique et strophique, par exemple), que du point de vue des moyens de communication moderne par un langage artistique. Plusieurs poètes italiens de la seconde moitié du XXe siècle reçoivent donc une « émotion médiale » qu’ils tentent de comprendre et d’analyser dans des textes de prose critique, tout en transposant cette émotion au coeur de l’écriture poétique. Les trois icônes filmiques sélectionnées par Donati correspondent, selon lui, à la dimension romanesque modernisée (le vampire, incarnation onirique du conflit avec le mal), à la dimension érotico-tragique (la star déifiée devenue mortelle), et la dimension comico-sociale (le vagabond marginal innocent qui se heurte à la violence de la société). Plus que de personnages, il s’agit de trois « ombres lumineuses » et universelles capables de produire des « nuclei simbolici di illimitata fascinazione » (p. 10), notamment dans l’Italie de l’après-guerre et des décennies qui suivront, marquée par l’urbanisation, l’industrialisation et l’essor d’une culture de masse et d’un nouvel imaginaire collectif, « dalle stalle alle stelle dell’età atomica » (p. 11).
L’ouvrage propose ensuite trois chapitres sur les trois figures iconiques du cinéma, introduites visuellement par trois photomontages créés par Enrico Donati à partir des films Vampyr, Arrêt d’autobus et La ruée vers l’or.
Le vampire que traite l’ouvrage de R. Donati vient du film de Theodor Dreyer, Vampyr, sorti en 1932, et en particulier d’une scène que l’auteur analyse en détail pour souligner l’impact qu’elle provoquera sur l’inspiration poétique (et, au passage, sur de nombreux autres cinéastes contemporains), car « […] la poesia, compresa quella più raffinata, consapevole, sperimentale è, anche, territorio del fantastico » (p. 41). Il s’agit de la séquence dans laquelle le protagoniste, David Gray/Allan Grey, assiste à son propre enterrement lors d’un moment de dissociation de sa conscience. L’« émotion médiale » est provoquée par un effet de « distorsions du temps intériorisé » (p. 18) face au temps objectif, ce qui déclenchera une étude sur l’existentialisme tragique chez Zanzotto et une étude sur la stratégie de mise en scène chez Sanguineti. Zanzotto reprend la scène du film dans son poème Impossibilità della parola (dans Vocativo, 1957), en revisitant les funérailles du personnage de Dreyer à l’aune d’un souvenir autobiographique, la mort de sa propre soeur, Angela Zanzotto, à l’âge de 14 ans, du typhus, en 1937. Le je lyrique zanzottien s’identifie à la soeur défunte, mieux encore il se diffracte en je-locuteur, soeur défunte et je du souvenir, en créant des analogies avec le montage du film de 1932. Zanzotto reprendra cette scène dans un autre poème et dans un tout autre contexte, In una storia idiota di vampiri (La Beltà, 1968). Sanguineti, en revanche, utilise le film de Dreyer dans son oeuvre combinatoire Il giuoco dell’oca (1967), précisément dans le texte qui correspond à la case XXXIX, en faisant référence à David Gray et au cercueil dans lequel il assiste à ses propres funérailles. Là encore le montage filmique inspire profondément la matière littéraire et l’organisation syntaxique. Donati conclut ce chapitre ferita, la lacerazione identitaria di una soggettività “inscatolata” da un eccesso narcisistico e presa al laccio di una fortissima, esibita libido vivendi. » (p. 40).
Le chapitre sur la diva débute par le pétrarquisme « divistico » (p. 43) selon lequel des Laure modernes sont adulées de loin, à la fois humaines et surhumaines (cf. Edgar Morin, Les stars, 1957), comme Marilyn Monroe, archétype de la star tragique née dans l’écume du celluloïd des bandes filmiques. Ainsi, Donati affirme que « […] eros e thanatos cinedivinizzati si impongono come materia di canto […] » (p. 44). L’émotion médiale suscitée par Marilyn – précisément sa disparition – chez des poètes italiens – tous masculins, il faut le souligner – est étudiée de manière détaillée dans deux poèmes de Luzi (Graffito dell’eterna zarina et Che vuoi dirmi ancora, che altro vuoi farmi conoscere, dans Al fuoco della controversia, 1978) et le texte d’une chanson de Pasolini (Marilyn, interprétée par Laura Betti en 1962, sur une musique de Filippo Crivelli). Pour Luzi, Marilyn est un être broyé par la violence de l’Histoire (le contexte de la guerre froide) et une victime sacrificielle du pouvoir masculin. Pour Pasolini, dont le texte de la chanson sera transposé dans le poème Sequenza di Marilyn (La rabbia, 1963), il s’agit d’associer le destin tragique de la star américaine, idole et icône, à la violence de la marchandisation capitaliste, car le corps de la défunte suicidée est comparable au sort du sous-prolétariat balayé par la société de consommation. D’ailleurs, l’épisode de la fin de la star se retrouve dans trois cases du Giuoco dell’oca de Sanguineti à la même époque, les cases IV, XXXIV et LXXXIII. Deux autres poètes reprendront également le modèle pasolinien : Bellezza dans Marilyn (1996) et Magrelli dans Quattro distici e un kit di rime da assemblare (2016). Donati conclut en affirmant : « la tragedia si è dissolta in una mitologia frusta e non più creduta, corrosa dall’acido di chiacchiere e paranoie risapute » (p. 63).
Le chapitre sur le clown débute par une synthèse consacrée à l’immense influence du personnage inventé par Chaplin dans la culture du XXe siècle, un « mythologème de la modernité » (p. 65) étudié par Barthes, Benjamin, Pasolini, Montale, Carlo Levi, Dario Fo, Sanguineti, Fortini, entre autres. Charlot incarne une « dolente, attonita singolarità calpestata dal crudele avanzare di un mondo convulso, autoritario, inospitale » (p. 74). Saba écrira le poème Charlot nella febbre dell’oro (1927) et Govoni le poème Charlot (1953), pour immortaliser l’archétype du clown triste, marginal, « survivant égaré de l’ère post-atomique » (p. 82). Sans oublier Sereni dans Lavori in corso (1967), qui se focalise sur la figure de l’émigrant en Amérique. Pasolini ne fait pas de Charlot un instrument d’élucidation de l’histoire collective dans ses textes Il motivo di Charlot (1953), “Come in un velo giallo, ricamato di polvere” (1964) et Progetto di opere future (1964). Il en va de même pour Gatto dans son poème Ballata per Charlot (1963) et Zanzotto dans le poème en dialecte Sarlòt e Jijeto (dans Idioma, 1986, poème écrit en 1977 au moment de la mort de Chaplin). Dans ce dernier, la métapoésie fait de Jijeto un alter ego du poète tandis que Sarlòt est la poésie elle-même. Zanzotto parvient à faire une « ekphrasis du corps burlesque » (p. 100) en mêlant la vie, la mort, le cinéma et la fin de la civilisation paysanne en situant son poème à Pieve di Soligo. Donati remarque avec justesse que « Charlot è davvero, compiutamente, un poeta : qualcuno che eccede le leggi di natura con i mezzi che gli sono propri – nel suo caso la debordante, estatica arma del fou rire, dispensatrice d’una beatitudine più che umana » (p. 109).
D’une remarquable culture habilement utilisée et référencée, l’ouvrage de Donati propose une visite dans le territoire de la poésie italienne contemporaine en utilisant le guide inattendu des idoles cinématographiques qui ont contribué à façonner certains aspects de la psyché moderne : l’oscillation entre rêve et réalité (le vampire et l’homme dédoublé), eros et thanatos (incarnés dans la star tragiquement mortelle), et l’in